Palais de Tokyo. Visite guidée. Visite éclair. La déclaration d’amour d’Ugo Rondinone à John Giorno I ❤John Giorno occupe le Palais de Tokyo du 25 octobre 2015 au 10 janvier 2016.
L’amour du grand poète américain a choisi une exposition et dès le début de la visite éclair, je vois une femme qui ne voit qu’un homme. Oui, d’abord, sachez que cette saison, le Palais de Tokyo organise des visites « éclair » comme à la Fondation Louis-Vuitton : durant 15 à 30 minutes, un guide-conférencier aborde un angle d’une des expos ou du lieu d’accueil.
Donc, dès le début de la visite, une femme repère un homme dans le groupe. Elle, la quarantaine, genre j’ai-pas-de-look : « Je me moque bien de l’image que je donne, de toute façon, après quatre enfants….. » Comprenez : pas maquillée, pas particulièrement classe, juste clean. Toute en noir, vous savez, ce noir triste, sans lumière, sans élégance. Et des chaussures rouges, qui, curieusement, ne s’accordent absolument pas avec la jupe qui s’arrête aux genoux. Question de matière ? question de mode ? en tout cas, tout en elle dit : « Regardez comme je ne veux pas qu’on me regarde. »
Lui est dans sa bulle. Ne voit rien du tout. Pantalon bordeaux, pull noir, grand, mince, les fesses légèrement en arrière, presque féminines. Brun tirant sur le roux, barbe naissante comme c’est la mode en ce moment. Mais négligée depuis trois jours au moins. Il a le regard sagace. Je les observe. Fascinée. Et si c’était ça une rencontre impromptue ? Je les étudie comme des rats de laboratoire – je me morigène de mon indiscrétion mais c’est plus fort que moi. Elle s’arrange pour être dans son champ de visuon. Sans que jamais leurs regards ne se croisent. Ses yeux à lui sont marrons, ceux de la dame en noir sont tristes. Il a la trentaine. Elle l’observe, à la dérobée par glace interposée. Et je fais pareil. Elle regarde une oeuvre sous verre, moi aussi, et je la vois qui ne voit que lui. Mise en abîme. J’aime ce mot, en ce lieu et place, il prend tout son sens.
Elle veut qu’il se sente observé, qu’il la cherche, qu’il la trouve. Y arrivera-t-elle ? Le groupe suit la jeune conférencière. Eux aussi, l’encadrent. Juste elle, la conférencière, entre elle et lui. Ils regardent dans le même sens et je souris en pensant au proverbe chinois : « Être ensemble, c’est être l’un à côté de l’autre et regarder dans la même direction. » La conférencière, une jeune étudiante grecque, parle un français impeccable et est intarissable. Elle nous raconte « Ugo Rondinone a 20 ans de moins que John Giorno. Par cette exposition qui s’ouvre sur ces coeurs rouges dès l’entrée, il souhaite rendre un grand hommage à cet homme, son grand amour, dont l’oeuvre est poésie. » Je trouve la démarche nouvelle. Comment exposer de la poésie ? Voilà un enjeu bien intéressant.
La visite éclair se poursuit et la salle suivante est plongée dans la pénombre. Quatre écrans immenses cernent la pièce. Un sur chaque mur. Et des télévisions, plus petites forment des pointillés au sol. Les projections montrent John Giorno en train de lire un long poème. Thanx 4 nothing. Le poète de 75 ans est sur une scène de théâtre, pieds nus. En costume, tantôt noir, tantôt blanc. Les spectateurs sont invités à s’asseoir au sol. L’inconnu de la dame ôte son pull d’un geste naturel, un tee-shirt gris apparaît. Décoiffé, il se passe négligemment la main dans les cheveux. Il s’allonge comme un chat. Un genou plié, appuyé sur un coude. Je l’envie (un mal de dos récurrent m’oblige à porter une ceinture dorsale, alors la position du chat pour moi, c’est mort….). Et elle ? Si elle osait ? Je l’imagine posant la tête sur le ventre de son sujet d’observation… Elle risque un regard dans sa direction : il lit à la lumière de l’écran la traduction française du poème. J’en connais le contenu, je l’ai lu tout à l’heure : le poète remercie la vie pour tout ce qu’il a vécu de bon, de sombre, de tortueux. Ses amants nombreux dont Andy Wharol, son voisin, artiste célèbre dont il dit (en substance) « partager un joint avec lui est une expérience que je souhaite à tous… ».
Bientôt, nous changeons de salle. Nous arrivons dans une pièce tapissée d’images. Des lithographies je crois. Et sur des tables : des albums. Un par année. Je commence par celui de 1954, file à celui de 1971. En face de moi, toujours mes inconnus. En feuilletant les recueils sur les tables, je constate qu’au mur, ce sont les images des albums. Les souvenirs d’une vie. Ceux du poète de 75 ans. Des photos, des coupures de journaux, des lettres, des cartes postales, des programmes d’expositions, des textes de conférences, des poèmes, des poèmes, des poèmes… Une vie résumée en une accumulation de documents.
Cela me fait penser à ma propre boîte, si précieuse, de documents accumulés au fil de mes curiosités, un contenu éclectique que j’ai jeté sur une décision rageuse ; un jour où je me suis dit « cela ne sert qu’à se faire mal de conserver de vieux rêves dans une boîte. Allez hop poubelle ! » Regrets ? Non ! je ne serai jamais exposée au Palais de Tokyo n’est-ce pas ? Mais un jour… j’aurais 75 ans… ! Tant pis ! Il n’y aura pas d’expo de mes centres d’intérêts ni sur mes passions ! Ni pour mes 75 ans ni post-mortem ! Et lui, l’inconnu, quel âge a-t-il exactement ?
Je lève la tête, il s’attarde sur un album. Le groupe est parti. La dame le frôle, suit le groupe, il ne réagit pas. Il ne nous a pas suivis. J’attends une minute ou deux. Ça m’ennuie, mes sujets d’études s’éloignent l’un de l’autre… Ah ! Elle fait marche arrière. Elle va le chercher ? Le coeur battant sans doute. Que va-t-elle lui dire ? Je la suis discrètement. Il est toujours sur son album, à ses côtés, une jeune et jolie blonde, déjà là tout à l’heure… Et s’il la filait comme la quadra le fait avec lui ? Je ris de cette idée cocasse. La chasse… Le chasseur chassé se sachant chassé chasse à son tour une autre chassée… La traqueuse s’approche, il lève la tête, croise son regard, elle lui dit : « Le groupe a avancé. » Il est surpris, lui emboîte le pas, puis marche à sa hauteur. Je suis juste derrière eux, curieuse. Elle insiste. Je la devine souriante, conquérante (?) : « Ils nous ont largués », elle meuble pour tisser du lien, et lui, répond : « En effet ! »
Je me demande pourquoi elle met tant d’énergie dans sa démarche. Elle aurait gagné du temps sur adopteunmec.com, non ?. Elle est séduite sans doute, ou alors, c’est un défi ? En tout cas, le contact est établi et la visite progresse. Ils restent suffisamment près pour ne plus avoir à se chercher. Du coup, mon observation s’affadit et je me concentre à nouveau sur John Giorno et son amour. Nous sommes dans une espèce de sanctuaire où la cheminée de son atelier a été reproduite. L’homme est bouddhiste visiblement. Sage probablement.
Bientôt, la conférencière déclare la visite terminée. Ma curiosité se réveille instantanément, que va-t-il se passer ? Je me retourne, ils ont dis-pa-rus ! Je les cherche, sûre de les retrouver ensemble. Peine perdue. Je la retrouve, elle. Le nez sur ses chaussures rouges, les épaules basses, le regard éteint de nouveau… J’ai mal pour elle. Je m’apprête à repartir, comme elle. Et puis d’un coup elle se redresse : elle refuse la fatalité ? Je la suis… Elle refait TOUTES les salles. Va voir aux étages plus bas. Elle cherche, cherche… j’entends l’annonce d’une nouvelle conférence éclair… Alors j’anticipe, à sa place, j’irais au point de rendez-vous, il y viendra peut-être ? Mais non. Personne ne vient. Ni elle elle ni lui. Comment vais-je conclure mon article qui porte à peine sur le thème de l’expo tellement je me suis égarée en conjectures ?
Je vais au vestiaire, déçue. M’interroge :
pourquoi es-tu toujours si curieuse des autres ?
Je suis déçue oui. Pour la dame aux chaussures rouges et pour mon histoire envolée. Mon histoire en volées. Mon histoire volée ? Mais je m’attendais à quoi ? J’aurais fait quoi à la place de la dame aux chaussures rouges ? Je ne sais pas en fait. Je me dis : si je LES croise, elle ou lui, je les invite, pour qu’il ou elle me raconte. Allez, de toute façon, je suis décalée, autant l’assumer ! Soit il ou elle rit et répond, soit il ou elle se sauve devant tant de bizarreries ! Perdue dans mes pensées, je récupère mes affaires au casier du Palais. Prends mon blouson, m’attarde, trouve des prétextes pour attendre encore. Je prépare mon ticket de métro, mon écharpe… je prends mon sac, le mets à l’épaule, fais un pas. Et… je LE croise. Je passe ma route. Hésite. Il n’est pas ma quête, il est celle d’une autre…. Je me retourne. Le regarde. Il est de dos. Prend ses affaires. Je repars… et stoppe net. Je pense à la déception des chaussures rouges. Par solidarité féminine, je décide que je lui doit bien ça, à elle qui a nourri mon imaginaire… Et puis… égoïstement : un bel article pour décalaj à portée de clavier… Une histoire de rencontres sur une exposition en mode de « déclaration d’amour »… c’est original ! Je ne veux pas passer à côté, j’ai peut être assisté à un vrai début d’histoire d’amour ! Peut-être que grâce à moi, ils se retrouveront ! Je m’anime, je m’amuse, me motive et jubile…. : « Allez ! C’est maintenant ou jamais !». Je l’aborde le coeur battant… : « Excusez moi, ça vous dirait d’aller prendre un verre ? »
Il est interloqué, rougissant : « Quoi ? Maintenant ?» Engageante, je précise avec malice : « Ben oui je crois….». Et lui : « Ç’aurait été avec plaisir mais là, tout de suite, je dois filer… à l’escalade. » Je me dis : sportif donc. Et aussi, 33 ans au moins. Dommage. Je lui dis : « Tant pis. Une autre fois peut être ? » Je souris et me sauve. Je me sens ridicule d’un seul coup. La dame ou moi, quelle importance ? Ne sommes-nous pas ridicules ? Je ne sais pas au fond. C’était quand même palpitant, à quoi ça sert ? A part se sentir vivant à chercher un regard ou une attention ? Je quitte le Palais de Tokyo. Me dis que j’aurais pu lui proposer « demain ?» Que les chaussures rouges auraient pu avoir ce réflexe ? Que lui aussi aurait pu… Qu’il ne l’a pas fait. J’espère un peu qu’il va me suivre. Il ne le fait pas. Je repense à sa gêne : qu’a-t-il pensé ? Était-il surpris ? Flatté ? Peut-être était-il étonné de tant d’audace ? Voilà la station de métro. J’ai marché en prenant tout mon temps et il ne m’a rattrapée… Tout de même, je suis heureuse de cette aventure, même sans aventure…
En entrant dans la rame de métro, je me dis : « Il ne m’a pas suivie parce qu’il est en train de prendre un thé avec les chaussures rouges et que, d’une certaine façon, il est bel et bien à l’escalade….»
Ceci s’est déroulé le 10 novembre 2015, trois jours avant les attentats parisiens… Paris sera toujours Paris, et nous fera toujours rêver à de belles histoires d’amour. J’espère que le tee-shirt gris et les chaussures rouges ont trouvé leur accord et l’amour. John Giorno a bien raison : « Don’t wait for anything. » Et son amour de nous le rappeler. Donc « Live, each day live, worldwide, live ».